Le pastel est une plante herbacée assez banale, dont le nom latin est : Isatis tinctoria (nom de genre : Isatis, nom d’espèce : tinctoria)
Elle appartient à la famille des brassicaceae (ou crucifères). Les plantes de cette famille ont à peu près toutes 4 pétales arrondis, formant une croix.
Dans le monde, il existe 198 espèces du genre Isatis selon la base de données de l’INPN (International Plant Name Index).
En France, il existe 5 espèces du genre Isatis dont 1 espèce comporte 2 sous-espèces.
En Haute-Garonne, il existe une seule espèce : Isatis tinctoria, ou Pastel des teinturiers.
Cette plante est célèbre !
En apparence, rien ne paraît à l’observation. C’est une cousine du colza, elle en a le cycle et l’aspect, bien que moins développée que sa cousine cultivée pour l’huile de ses graines.
La première année, cette plante développe une rosette de feuilles. Le bourgeon terminal se développe en seconde année en une belle hampe florale composée, en corymbe de grappes de petites fleurs jaunes, qui vont mûrir en des fruits typiques de cette famille : des fruits à 2 loges séparées par une « fausse-cloison » appelés siliques ou silicules selon que le fruit est ± 3 fois plus long que large. Ici il s’agit plutôt d’une silicule, et qui, cas assez rare, ne comporte qu’une seule graine. Le fruit ne s’ouvre pas à maturité et c’est le fruit comportant son unique graine qui va se disséminer ou que l’on va semer.
Mais alors d’où vient cette particularité tant vantée ?
C’est à l’intérieur des cellules foliaires que sont nichées des molécules très spéciales qui au contact de l’air se transforment en un pigment bleu.
Vous pouvez en faire aisément l’expérience : prenez une feuille du centre de la rosette, placez-la entre 2 morceaux de tissus et martelez à l’aide d’un maillet cette feuille jusqu’à ce que le « suc » de la plante imprègne les tissus, laissez sécher puis laver votre tissu au savon. Vous verrez alors apparaître l’empreinte (bleue) de la feuille sur les tissus. Ici, la molécule au contact de l’air s’est transformée en un pigment bleu.
Hors de l’Europe , d’autres plantes que le pastel présentent cette particularité. Certaines seront à une époque importées, et bousculeront alors le commerce établi. Mais n’allons pas trop vite.
Un peu d’histoire
Le bleu de pastel est connu depuis longtemps. Comment les anciens ont ils découvert ce pigment bleu ? C’est difficile à dire, toujours est-il que la présence de ce pigment est attesté depuis le néolithique.
La préparation des cuves de pastel à base d’Isatis était connue des égyptiens.
Les romains devaient connaître également le pastel (retrouvé sous forme de pigment sur les fresques de Pompéi) mais ils ne portaient pas de bleu.
Leurs couleurs étaient le noir, le blanc et le rouge. Le bleu avait mauvaise presse car « ce sont les barbares qui se peignent le corps en bleu » (Pline). Pour les hauts dignitaires, la couleur pourpre était de rigueur (couleur très onéreuse, provenant d’une petite glande de mollusques marins appartenant à la famille des muricidae, 12 000 murex étaient nécessaires pour produire 1,4 gramme de pigment, les atteintes à la biodiversité ne datent pas d’hier !)
En Europe, c’est avec le développement du culte de la vierge Marie, que l’on revêt alors d’une robe ou d’un manteau bleu dès le XIIe siècle, que la couleur bleue prend son essor. Elle est adoptée par les rois très chrétiens, Philippe Auguste puis Saint-Louis imités ensuite par les seigneurs, la mode est lancée ! et le bleu entre dans la palette de couleurs pour les vêtements. Elle n’en sortira pas vraiment et dès le XVIIIe, la couleur bleue est la couleur préférée des européens.
Les teinturiers mettent au point des techniques pour répondre à la demande.
Il faut savoir que, avant l’avènement des molécules de synthèse, à la fin du XIXe siècle, les teintures provenaient essentiellement des plantes (parfois des animaux si vous avez suivi).
De plus, pour la teinture des tissus en bleu (jusqu’à la fin du XIXe siècle), l’unique source est la molécule d’indigotine, celle-là même que vous avez transférée sur le tissu.
En Europe, elle provient essentiellement de la culture du pastel, ou guède, jusqu’au XVIe siècle.
Culture et extraction du pigment en Europe, les cocagnes :
La plante est semée en février, et récoltée au stade rosette à partie de la Saint-Jean et jusqu’en novembre.
Les feuilles sont étalées sur le sol pour les laisser flétrir un peu, le tas est remué régulièrement puis les feuilles sont broyées sous la meule, la pâte obtenue est entreposée 2 à 3 semaines. Ensuite vient le temps de la fabrication, à la main, de boules ou petites coques dites cocagnes, que l’on laisse sécher environ 5 semaines.
Vient ensuite la fabrication de l’agranat : les coques sont concassées, écrasées, la pâte est additionnée d’eau, retournée, égouttée, séchée, opérations renouvelées plusieurs fois, puis la fermentation terminée, le tas repose ; enfin, l’agranat obtenu est conditionné dans des balles de toile d’environ 100 kg.
La préparation est longue (6 mois) et fastidieuse, nécessitant de nombreuses manipulations.
Cette fermentation permettait de transformer le principe colorant contenu dans les feuilles en pigment bleu.
Le siècle d’or
Cette plante a donc été largement cultivée dans toute l’Europe pour la consommation locale, et complétée par les apports des régions spécialisées dans ce commerce : au XIIe siècle dans le Nord de la France où elle est appelée « guède » ou « vouède » (Amiens), en Thuringe « Färberwaid », en Toscane « guado » puis du XIVe au XVIe siècle dans le triangle Albi, Toulouse, Carcassonne.
Dans cette région nommée Pays de Cocagne, un commerce florissant s’est alors développé : Albi puis Toulouse à partir du XVe siècle, sont les plaques tournantes de ce commerce. Les cargaisons de cocagnes ou d’agranat étaient acheminées par la Garonne, aménagée pour l’occasion, vers Bordeaux, mais également par voie terrestre jusqu’à Bayonne, Narbonne, et au Nord vers la Champagne.
Une vingtaine de métiers est alors concernée par ce commerce : agriculteurs, meuniers, pasteliers (fabriquants d’agranat), transporteurs, intermédiaires divers. Le pastel fait vivre toute la chaîne jusqu’aux richissimes négociants pasteliers. Ceux-ci accumulèrent d’immenses fortunes et on leur doit l’édification de plusieurs dizaines d’hôtels particuliers toulousains. Les monuments les plus célèbres sont l’hôtel de Bernuy, actuel lycée Fermat et l’Hôtel d’Assezat, superbe palais toulousain, chef-d’œuvre de la renaissance occitane, construit pour Pierre Assezat, un des plus illustres marchands de pastel (env. 1515 à 1581), dont les sympathies pour les huguenots lui valurent beaucoup d’ennuis.
Ces marchands étaient également capitouls, notables participant à l’administration de la ville de Toulouse.
Plus largement, le patrimoine architectural du midi-Toulousain témoigne de ce riche passé : même si peu de moulins à pastel ont subsisté (certains étaient en bois), beaucoup de châteaux, de séchoirs, d’églises et de pigeonniers ont été construits ou rénovés à cette époque1.
Cette faste période n’a en fait duré qu’à peine un siècle mais elle a permis le développement de la région et marqué l’histoire locale.
Un tout petit peu de chimie
Dans les cellules foliaires du pastel, les différentes molécules ‘précurseurs’ du pigment bleu (isatan A, isatan B et indican) sont constituées d’un sucre et d’un même radical : l’indoxyl. Suite à une fermentation, les sucres se détachent et les radicaux s’assemblent par 2.
Suite à une oxydation en milieu alcalin se forme une nouvelle molécule : l’indigotine.
…et encore un peu de botanique
Isatis tinctoria n’est pas la seule plante qui permette d’obtenir le pigment indigotine (nommé « indigo »)
Il y a dans le monde une vingtaine d’espèces contenant des précurseurs permettant d’obtenir le pigment après traitement. Une dizaine ont été cultivées en vue de la production d’indigotine.
Chaque continent ou presque a sa plante du bleu :
En Inde, ce sont des arbustes de la famille des Fabacées, (Indigofera le bien nommé), dont plusieurs espèces sont tinctoriales, notamment Indigofera tinctoria, qui a été introduite dans toutes les régions tropicales de la planète.
En Amérique tropicale, Indigofera suffruticosa, a été la source d’indigo des civilisations précolombiennes du Mexique et du Pérou.
En Afrique de l’Ouest, le gara ou liane-indigo, Philenoptera cyanescens de la famille des Fabacées est encore utilisée pour produire de l’indigotine.
Originaire d’Afrique de l’Est, l’indigotier du Natal, Indigofera arrecta, est présent dans l’Afrique tropicale et subtropicale et dans plusieurs îles indonésiennes.
Au Japon, c’est la renouée des teinturiers Persicaria tinctoria, de la famille des Polygonacées qui est encore largement cultivée pour la production d’indigotine.
En chine, le Rum, Strobilanthes cusia, (famille des Acanthacées) est cultivé sur les contreforts de l’Himalaya.
Il est curieux de constater que ce pigment bleu (indigotine) provient de plantes extrêmement différentes sur le plan morphologique (liane, arbrisseau, plante herbacée bisannuelle … ) mais également taxonomique (le bleu n’est pas une histoire de famille comme peut l’être le rouge avec la famille des Rubiacées).
Les savoirs ancestraux pour extraire le pigment ont été découverts « séparément », les méthodes sont d’ailleurs différentes :
En Europe, on a fait des boules pressées avec la pâte des feuilles fraîches broyées (d’où le nom de pastel) puis mises à fermenter, les fameuses cocagnes ;
Au Japon, on a fait du compost de renouée, appelé sukumo ;
En Inde, le pigment est extrait suite à une macération des feuilles dans un grand volume d’eau : le liquide est ensuite recueilli et filtré, battu pour l’oxyder, et précipité avec un alcalin. Le dépôt est filtré, on parle de fécule d’indigo. Cette pâte est ensuite pressée et façonnée en « carreaux » de bleu. Ces pains d’indigo sont plus concentrés et plus faciles à utiliser que les boules de pastel.
« Rivalité » Indigo – pastel
Cet indigo d’Inde était connu en Europe, et était déjà importé depuis l’antiquité grâce au commerce de la route de la soie (On pensait alors qu’il s’agissait d’un minéral, les carreaux de pigment obtenus en avaient l’aspect). Les importations se firent plus massives suite à la découverte de l’accès des Indes par la mer en contournant le cap de Bonne espérance, vers 1516.
Au XVI et XVIIe siècle, les Espagnols et les Français développent la culture des Indigotiers américains, connus des aztèques, ils introduisent des indigotiers asiatiques et les importations s’intensifient.
Cet indigo, dont la teneur en indigotine surpasse de loin celle de notre pastel, est plus facile à utiliser, et peu cher car produit par une main d’œuvre gratuite, issue d’un autre commerce – humain – moins reluisant.
Petit à petit la production de pastel a diminué, sans pour autant disparaître totalement. L’arrivée de l’indigo des Indes, certes, mais les guerres de religion et les mauvaises récoltes ont certainement contribué à la fin de l’ »âge d’or » du pastel.
Des tentatives de protectionnisme mises en place au début du XVIIe en déclarant l’indigo « hors la loi » ont permis un léger sursis à la culture du pastel mais n’ont pas pu contenir les importations d’indigo.
À partir du XVIIe siècle, les teinturiers européens utilisaient alors les cocagnes et enrichissaient leur cuve avec de l’indigo des Indes.
Un sursaut d’intérêt pour la culture et l’extraction de l’indigotine a été initié sous Napoléon 1er, à l’époque du blocus continental contre l’Angleterre dans les années 1810 : il n’ y avait alors plus d’importation possible d’indigo des Indes, et une demande de colorant croissante pour la teinture des uniformes en vue de l’invasion de la Russie. Le pastel a été remis en culture, des chercheurs ont mis au point une technique permettant d’extraire le pigment sans passer par la fabrication des cocagnes. Leur méthode se rapproche de celle pratiquée en Inde (macération filtration puis oxygénation).
Technique de teinture
Oui mais alors, la teinture, comment cela se passe-t-il puisque l’on extrait un pigment de la plante, un pigment n’étant pas soluble dans l’eau ?
Effectivement la poudre d’indigotine n’est pas soluble dans l’eau. Dès lors, la teinture ne peut se faire en l’état. Une étape supplémentaire sera nécessaire afin de solubiliser notre pigment.
La teinture dite «de cuve » (autrefois en bois) se pratique à froid. Le principe est de teindre en milieu alcalin, et de rendre le bain de teinture « réducteur », ce qui permettra de désoxyder le pigment d’indigo qui deviendra alors soluble.
Différentes recettes ont été pratiquées au cours du temps, et selon les régions.
La réduction de la cuve est obtenue soit par une fermentation bactérienne (cuve de pastel médiévale), soit en ajoutant du sucre (dattes, mélasse, diverses plantes selon les régions et les coutumes). L’urine (putride de préférence!) a également été utilisée mais, en dépit de la légende, d’un usage très limitée. Elle associe l’alcalinité et les bactéries nécessaires à la réduction de la cuve, le principal inconvénient étant l’odeur.
De nos jours, les teinturiers utilisent un puissant réducteur chimique, l’hydrosulfite de sodium.
L’indigo devenu soluble dans l’eau perd alors sa couleur bleue et le bain de teinture est jaune, avec à la surface une pellicule bleu cuivrée, la fleurée, récupérée par les peintres pour la fabrication des peintures.
Le tissu à teindre est plongé dans la cuve, laissé plusieurs minutes, puis est sorti de la cuve. Il est alors jaune verdâtre, et c’est au contact de l’air que le bleu apparaît. La molécule ayant imprégné le cœur des fibres au sein de la cuve se transforme de nouveau en un pigment bleu par l’oxydation de l’air. Plusieurs trempages seront nécessaires pour obtenir une couleur grand teint. La couleur tend à disparaître au frottement, propriété utilisée pour donner aux blue-jeans un aspect usé, style vintage. Cette mode occulte bien sûr les conditions de travail d’une main d’œuvre bon marché qui « sable » les jeans, avec un jet d’eau mélangé à de fines particules à haute pression, et qui le plus souvent entraîne une silicose, affection pulmonaire mortelle.
Dès 1876, les chimistes se mirent à chercher la voie de synthèse de l’indigotine, au départ à base de toluène. En 1890, la méthode de fabrication à large échelle a été trouvée et BASF a pu dès 1897 fournir de l’indigo synthétique à un prix très compétitif supplantant l’indigo naturel, mettant en péril les économies locales indiennes basées sur la culture de la plante.
Le renouveau du pastel
Cent ans plus tard un couple bruxellois s’installe dans le Gers et mène des recherches sur la couleur bleue présente sur les volets de la région. En collaboration avec l’école de chime de Toulouse, Henri et Denise Lambert relancent la culture du pastel et extrait le fameux bleu. Ce pigment leur permet de développer une gamme de produits pour les peintres (pigments, peintures, crayons ..) puis le couple se lance dans la teinture des tissus et collaborent alors avec les grands noms de la haute couture.
Michel Garcia, spécialiste des teintures naturelles, chercheur et formateur, a largement contribué à transmettre les ‘secrets’ du pastel et des plantes à indigo.
Le pastel est maintenant réhabilité, en tout cas pour des utilisations artisanales, mais les cultures sont actuellement rares, et le rendement en indigotine du pastel est loin de valoir celui des indigotiers ou même de la persicaire à indigo. Celle-ci est d’ailleurs cultivée dans le sud-est de la France pour fabriquer de l’indigotine par la société « Le champ des couleurs ». Dans le parc du haut Languedoc, David Santandreu fait revivre les anciennes recettes de cuve au cocagnes et à l’indigo.
Mais Isatis tinctoria a plusieurs tours dans son sac. Ses graines contiennent des huiles riches en Omégas 3, 6 et 9, et un commerce de produits de beauté à base d’huile de graine de pastel se développe depuis une quinzaine d’années.
Quant aux teintures végétales en général, elles connaissent ces dernières années un regain d’intérêt, dans la mouvance écologique du moment mais aussi suite à la mise en cause des dégâts environnementaux de la fast-fashion. Parmi ceux-ci, la teinture y tient bonne place, elle serait le deuxième pollueur d’eau dans le monde.
En attendant une filière textile « propre », évitons de renouveler notre garde robe à tout bout de champ !
Quelques sources :
Ball Philip, Histoire vivante des couleurs, Ed . Hazan, 2005
Cardon Dominique, Le monde des teintures naturelles, nouvelle édition, Ed. Belon, 2014
Pastoureau Michel, Simonet Dominique, Le petit livre des couleurs, Ed. Points, 2005
Pastoureau Michel, Bleu : histoire d’une couleur, Ed. Poche, 2014
Rufino Patrice-Georges, Le Pastel, Or bleu au pays de Cocagne, Ed. Daniel Briand , 1996
Association Patrimoine , Culture et Territoire, Nailloux
article d’origine paru dans la revue Isatis janvier 2020, et modifié mars 2024